De l’hospitalité
Victor Hugo, Derrida, Homère, Boccace, Perrault, Chénier, Rousseau, Jean-Pierre Vernant, Flaubert, Pierre Perret, Vercors, Léon Werth, Primo Levi, Cavanna, Camus, Laurent Gaudé, Lévitique, Max Frisch, Brassens…
Mise en espace
- Jean-Claude Penchenat
Distribution
- Inès de Beaupuis
- Chloé Donn
- Florence Huige
- Geneviève Rey-Penchenat
- Giaccopo
- Florian Lasne
- Jean-Claude Penchenat
- Alexis Perret
- Damien Roussineau
- Raphaël Tanant
Lieux
- Forum 104, Paris 6e
LES MISÉRABLES
Victor Hugo – 1862
La porte s’ouvrit.
Un homme entra.
Il avait son sac sur l’épaule, son bâton à la main, une expression rude, hardie, fatiguée et violente dans les yeux. Le feu de la cheminée l’éclairait. Il était hideux. C’était une sinistre apparition.
Mme Magloire n’eut pas même la force de jeter un cri. Elle tressaillit, et resta béante.
Mlle Baptistine se retourna, aperçut l’homme qui entrait et se dressa à demi d’effarement, puis, ramenant peu à peu sa tête vers la cheminée, elle se mit à regarder son frère, et son visage redevint profondément calme et serein.
L’évêque fixait sur l’homme un œil tranquille.
Comme il ouvrait la bouche, sans doute pour demander au nouveau venu ce qu’il désirait, l’homme appuya ses deux mains à la fois sur son bâton, promena ses yeux tour à tour sur le vieillard et les femmes, et, sans attendre que l’évêque parlât, dit d’une voix haute :
— Voici. Je m’appelle Jean Valjean. Je suis un galérien. J’ai passé dix-neuf ans au bagne. Je suis libéré depuis quatre jours et en route pour Pontarlier qui est ma destination. Quatre jours que je marche depuis Toulon. Aujourd’hui, j’ai fait douze lieues à pied. Ce soir, en arrivant dans ce pays, j’ai été dans une auberge, on m’a renvoyé à cause de mon passeport jaune que j’avais montré à la mairie. Il avait fallu. J’ai été à une auberge. On m’a dit : Va-t’en ! Chez l’un, chez l’autre. Personne n’a voulu de moi. J’ai été à la prison, le guichetier ne m’a pas ouvert. J’ai été dans la niche d’un chien. Ce chien m’a mordu et m’a chassé, comme s’il avait été un homme. On aurait dit qu’il savait qui j’étais. Je m’en suis allé dans les champs pour coucher à la belle étoile. Il n’y avait pas d’étoile. J’ai pensé qu’il pleuvrait, et qu’il n’y avait pas de bon Dieu pour empêcher de pleuvoir, et je suis rentré dans la ville pour y trouver le renfoncement d’une porte. Là, dans la place, j’allais me coucher sur une pierre, une bonne femme m’a montré votre maison et m’a dit : Frappe là. J’ai frappé. Qu’est-ce que c’est ici ? Êtes-vous une auberge ? J’ai de l’argent. Ma masse. Cent neuf francs quinze sous que j’ai gagnés au bagne par mon travail en dix-neuf ans. Je payerai. Qu’est-ce que cela me fait ? J’ai de l’argent. Je suis très fatigué, douze lieues à pied, j’ai bien faim. Voulez-vous que je reste ?
— Mme Magloire, dit l’évêque, vous mettrez un couvert de plus.
L’homme fit trois pas et s’approcha de la lampe qui était sur la table.
— Tenez, reprit-il, comme s’il n’avait pas bien compris, ce n’est pas ça. Avez-vous entendu ? Je suis un galérien. Un forçat. Je viens des galères.
Il tira de sa poche une grande feuille de papier jaune qu’il déplia.
— Voilà mon passeport. Jaune, comme vous voyez. Cela sert à me faire chasser de partout où je vais. Voulez-vous lire ? Je sais lire, moi. J’ai appris au bagne. Il y a une école pour ceux qui veulent. Tenez, voilà ce qu’on a mis sur le passe- port : « Jean Valjean, forçat libéré, natif de… — cela vous est égal… — Est resté dix-neuf ans au bagne. Cinq ans pour vol avec effraction. Quatorze ans pour avoir tenté de s’évader quatre fois. Cet homme est très dangereux. » — Voilà ! Tout le monde m’a jeté dehors. Voulez-vous me recevoir, vous ? Est-ce une auberge ? Voulez-vous me donner à manger et à coucher ? Avez-vous une écurie ?
— Madame Magloire, dit l’évêque, vous mettrez des draps blancs au lit de l’alcôve.
Nous avons déjà expliqué de quelle nature était l’obéissance des deux femmes. Madame Magloire sortit pour exécuter ces ordres. L’évêque se tourna vers l’homme.
— Monsieur, asseyez-vous et chauffez-vous. Nous allons souper dans un instant, et l’on fera votre lit pendant que vous souperez.
33 JOURS
Nous avons fait à peu près vingt-cinq kilomètres dans la journée à raison d’un ou deux kilomètres dans l’heure. Nous n’en pouvons plus. J’aperçois à l’angle d’un chemin transversal une borne kilométrique : Chapelon 4 kilomètres. Le chemin est désert. Il apparaît à mon souvenir ombreux et champêtre. Je lâche la caravane, je m’extirpe de la caravane qui avance par soubresauts. Je prends le chemin de Chapelon, où nous trouverons au moins du silence et de l’herbe propre pour dormir.
Pourquoi confesser cette recherche d’asile champêtre ou ce souci de confort ? C’est de l’anecdote et de nul intérêt. Mais si nous n’avions pas décidé ce détour par le hameau de Chapelon, nous n’aurions pas rencontré sur notre route les mêmes circonstances et les mêmes gens. Nous aurions couru moins de risques ou davantage.
Nous n’aurions pas connu celui-ci ou celle-là dont j’oserai dire qu’ils nous ont fait toucher des secrets historiques, qu’ils nous ont révélé quelques joints entre l’histoire et l’homme.
Quatre kilomètres de route libre, à lancer la voiture, à être le cerveau de la voiture, à sentir la voiture comme on sent son corps, à sentir la carcasse de la voiture comme un prolongement de son propre corps, à glisser.
Sur la place du village, un groupe de paysans forme un cercle dense, semble posé au sol comme un monument commémoratif… Je m’approche. Aucun signe de méfiance, mais on m’évalue, on me juge. Je tombe de la lune dans un cercle de rustiques notables. Tous les regards sont sur moi. Je dois peser mon poids de parisien. On ne me repousse pas, on ne m’éloigne pas. On me jauge. Un vieillard me regarde avec la même innocence que s’il contemplait l’horizon. Et parmi ces visages groupés, j’en distingue un plus mobile et plus ciselé. Tel devait être le visage de Voltaire jeune, je veux dire de Voltaire à quarante-cinq ans. Ce visage-là montre plus de curiosité que les autres, plus de malice. Ces yeux-là ne me pèsent pas, ils me retournent.
Nous ne sommes encore que les héros de trois nuits sans lit. Au fond de moi-même, je pense qu’un lit est une bonne chose. Mais pas si bête. Moi non plus je ne suis pas dénué de malice. Et je sais être hypocrite, quand il faut. Je ne demande qu’un toit contre les intempéries et un peu de paille.
Abel Delaveau (je lui donne ici son vrai nom) fut notre hôte. Je me lavai à l’eau de son puits, nous partageâmes sa table et nous couchions le soir dans une chambre de sa maison, dans une vraie chambre, dans un lit, dans un vrai lit. Je contemplais avec une ferveur étonnée la pendule 1880 sur la cheminée, des photographies encadrées et le ventre de l’édredon rouge.
J’ai lu, quand j’étais enfant, de beaux récits sur l’hospitalité. L’hôte est sacré pour le patriarche biblique, pour le Grec de L’Iliade et pour le Bédouin dans sa tente. Abel, Monsieur Abel, comme souvent on vous appelle à Chapelon, je n’ai, grâce à vous, rien à regretter de l’Antiquité… L’hospitalité existe dans les temps modernes, et elle y est plus belle encore. Car elle n’est pas un rite, mais un don.
33 jours, Léon Werth
(court récit écrit à chaud quelques semaines après la débâcle de 1940. Léon Werth y raconte sa fuite de Paris vers sa maison de Saint-Amour dans le Jura. Le manuscrit, confié dès octobre 1940 à son ami Antoine de Saint-Exupéry, est remis par celui-ci à un éditeur de New York, où l’on perd sa trace. Ce n’est qu’en 1992 que Viviane Hamy découvre le manuscrit et le publie)
SI C’EST UN HOMME
Vous qui vivez en toute quiétude
Bien au chaud dans vos maisons,
Vous qui trouvez le soir en rentrant
La table mise et des visages amis,
Considérez si c’est un homme
Que celui qui peine dans la boue,
Qui ne connaît pas de repos,
Qui se bat pour un quignon de pain,
Qui meurt pour un oui pour un non.
Considérez si c’est une femme
Que celle qui a perdu son nom et ses cheveux
Et jusqu’à la force de se souvenir,
Les yeux vides et le sein froid
Comme une grenouille en hiver.
N’oubliez pas que cela fut,
Non, ne l’oubliez pas :
Gravez ces mots dans votre cœur.
Pensez-y chez vous, dans la rue,
En vous couchant, en vous levant ;
Répétez-les à vos enfants.
Ou que votre maison s’écroule,
Que la maladie vous accable,
Que vos enfants se détournent de vous.
Primo Levi