Mensonges
« Laissez, laissez mon cœur s’enivrer d’un mensonge, Plonger dans vos beaux yeux comme dans un beau songe… »
Les Fleurs du Mal, Baudelaire
Voltaire, Rousseau, Machiavel, Collodi, Cocteau, Louise de Vilmorin, Proust, Emmanuel Carrère, Diderot, Corneille, Goldoni, Labiche, Guitry, Vitrac, Giraudoux, Pirandello…
Mise en espace
- Jean-Claude Penchenat
Distribution
- Inès de Beaupuis
- Chloé Donn
- Amélie Kierszenbaum
- Geneviève Rey-Penchenat
- Jean-Claude Penchenat
- Alexis Perret
- Damien Roussineau
- Raphaël Tanant
Lieux
- Forum 104, Paris 6e
– Ces pièces – questionna la Fée – où sont-elles maintenant ?
– Je les ai perdues !
C’était un mensonge. Les pièces, Pinocchio les avait dans sa poche. Et il n’eut pas plus tôt menti que son nez, déjà conséquent, s’allongea immédiatement.
– Et où les as-tu perdues ?
– Dans le bois.
C’était un deuxième mensonge. Le nez de Pinocchio s’allongea encore plus.
– Si tu les as perdues dans le bois, on va les chercher et on les retrouvera. Tout ce qui se perd dans ce bois se retrouve toujours.
– Ah oui ! Maintenant, je me rappelle. – répliqua la marionnette qui s’embrouillait – Les quatre pièces d’or, je ne les ai pas perdues. Je n’ai pas fait attention et je les ai avalées avec votre médicament.
À ce troisième mensonge, son nez grandit tellement que Pinocchio ne pouvait plus tourner la tête. S’il la tournait d’un côté, le nez rencontrait le lit ou les vitres de la fenêtre. S’il la tournait de l’autre, il se heurtait aux murs ou à la porte de la chambre. Et s’il relevait tant soit peu la tête, il risquait de crever un oeil à la Fée.
Celle-ci le regardait en riant.
– Pourquoi riez-vous – s’enquit la marionnette, soucieuse et confuse à cause de ce nez qui n’arrêtait pas de croître.
– Je ris de tes mensonges.
– Et comment savez-vous que j’ai menti ?
– Mon garçon, les mensonges se repèrent tout de suite. Il y a ceux qui ont les jambes courtes et ceux qui ont le nez long. A l’évidence, tes mensonges à toi font partie de la deuxième catégorie.
Honteux, ne sachant plus où se cacher, Pinocchio essaya de s’enfuir de la pièce mais il n’y parvint pas. Son nez était désormais si grand qu’il ne pouvait plus passer par la porte.
Les Aventures de Pinocchio, Histoire d’un pantin, 1881
Carlo Lorenzini, plus connu sous son nom de plume : Carlo Collodi (1826-1890)
QUATRIÈME PROMENADE
Dire faux n’est mentir que par l’intention de tromper, et l’intention même de tromper loin d’être toujours jointe avec celle de nuire a quelquefois un but tout contraire. Mais pour rendre un mensonge innocent il ne suffit pas que l’intention de nuire ne soit pas expresse, il faut de plus la certitude que l’erreur dans laquelle on jette ceux à qui l’on parle ne peut nuire à eux ni à personne en quelque façon que ce soit. Il est rare et difficile qu’on puisse avoir cette certitude ; aussi est-il difficile et rare qu’un mensonge soit parfaitement innocent.
Mentir pour son avantage à soi-même est imposture, mentir pour l’avantage d’autrui est fraude, mentir pour nuire est calomnie ; c’est la pire espèce de mensonge. Mentir sans profit ni préjudice de soi ni d’autrui n’est pas mentir : ce n’est pas mensonge, c’est fiction.
Les rêveries du promeneur solitaire, Jean-Jacques Rousseau
LE MENTEUR
ACTE II
SCÈNE VI
Dorante, Cliton.
DORANTE
Que dis-tu de l’histoire, et de mon artifice ?
Le bonhomme en tient-il ? M’en suis-je bien tiré ?
Quelque sot en ma place y serait demeuré ;
Il eût perdu le temps à gémir et se plaindre,
Et malgré son amour, se fût laissé contraindre
Oh ! L’utile secret que mentir à propos !
CLITON
Quoi ? Ce que vous disiez n’est pas vrai ?
DORANTE
Pas deux mots ;
Et tu ne viens d’ouïr qu’un trait de gentillesse
Pour conserver mon âme et mon cœur à Lucrèce.
CLITON
Quoi ? La montre, l’épée, avec le pistolet…
DORANTE
Industrie.
CLITON
Obligez, monsieur, votre valet :
Quand vous voudrez jouer de ces grands coups de maître,
Donnez-lui quelque signe à les pouvoir connaître ;
Quoique bien averti, j’étais dans le panneau.
DORANTE
Va, n’appréhende pas d’y tomber de nouveau :
Tu seras de mon coeur l’unique secrétaire,
Et de tous mes secrets le grand dépositaire.
Le Menteur, 1644
Pierre Corneille
LE MENTEUR
Je voudrais dire la vérité, j’aime la vérité, mais la vérité ne m’aime pas, voilà la vérité vraie, la vérité ne m’aime pas. Dès que je la dis, elle change de figure, se retourne contre moi et j’ai l’air de mentir et tout le monde me regarde de travers. Et pourtant je suis sain, je n’aime pas le mensonge, je le jure.
Le mensonge attire toujours des ennuis épouvantables, et on se prend les pieds dedans, et on trébuche, et on tombe, et tout le monde se moque de vous. Moi, si on me demande quelque chose, je veux répondre ce que je pense, je veux répondre la vérité, la vérité me démange. Mais alors, je ne sais pas ce qui se passe, je suis pris d’angoisse, de crainte, de palpitations, de la peur d’être ridicule et je mens, je mens, je mens. C’est fait, il est trop tard pour revenir dessus, j’ai menti ; et une fois un pied dans le mensonge il faut que le reste passe et ce n’est pas commode je vous le jure.
C’est si facile de dire la vérité, c’est un luxe pour les paresseux. D’abord on est sur de ne pas se tromper ensuite, et de ne plus avoir d’embêtement. Vous me direz les embêtements on les a sur place, d’accord, mais ensuite les choses s’arrangent. Tandis que moi, quand le diable s’en mêle, si j’aime je dis que je n’aime pas et si je n’aime pas je dis que j’aime et patati et patata ! Vous devinez la suite, c’est intolérable, il n’y a rien à faire, j’ai beau me sermonner, me mettre devant mon armoire à glace, me dire : tu ne mentiras plus, tu ne mentiras plus, tu ne mentiras plus ; je mens, je mens, je mens.
Je mens pour les petites choses et je mens pour les grandes, et s’il m’arrive une fois, par hasard, de dire la vérité ; eh bien, par surprise elle se recroqueville, elle se ratatine, elle grimace et devient mensonge. Les moindres détails se liguent contre moi et prouvent que j’ai menti, ce n’est plus une vie, j’enrage ; Et c’est cette rage qui s’accumule, qui s’entasse en moi qui me donne de la haine ; je ne suis pas méchant pourtant, je serais même plutôt bon, mais il suffit qu’on me traite de menteur pour que la haine m’étouffe.
Remarquez, je changerai, j’ai déjà changé ; je ne mentirai plus, du mois presque plus ; je trouverais bien un moyen pour ne plus mentir, sortir de ce désordre épouvantable, le désordre épouvantable du mensonge. On dirait une chambre pas faite ; j’ai horreur des chambres pas faites, des fils de fer barbelés, la nuit, les corridors et les couloirs du rêve. Oh je guérirai, je guérirai, je sortirai de ……. D’ailleurs je vous en donne la preuve, ici même en public, je m’accuse de mes crimes et j’étale mon vice, et n’allez pas croire que j’aime étaler mon vice, et c’est encore le comble du vice que d’étaler son vice. Oh non, j’ai honte j’irai jusqu’au bout du monde pour ne pas être obligé de vous faire ces confidences, de vous …..
Mais au fait, je suis là, je parle, je parle, je exalte, je m’accuse, je ne me suis pas demandé si vous étiez en mesure de me juger : Vous aussi vous devez mentir, mentir sans cesse, aimer mentir et croire que vous ne mentez pas, et vous mentir à vous-même. Tout- est là. Moi je ne me mens pas à moi-même, moi j’ai la franchise de m’avouer que je mens, que je suis un menteur; et vous m’écoutiez, et vous vous disiez quel pauvre type, et vous profitiez de ma franchise pour dissimuler vos mensonges. Vous n’avez pas honte ! Savez-vous mesdames messieurs pourquoi je vous ai dit que je mentais ? Ce n’était pas vrai, c’était à seule fin de vous attirer dans un piège, de me rendre compte, de comprendre ; Je ne mens pas, je ne mens jamais, je déteste le mensonge, le mensonge me déteste et je n’ai jamais menti que pour vous dire que je mentais. Ah ! Et vous voilà bien embêté.
Madame, oui, oui, oui, oui, vous madame ! N’avez-vous pas dit à votre mari que vous étiez cet après-midi chez votre coiffeur….. Et vous monsieur n’avez-vous pas raconté à votre femme que vous aviez rencontré un vieux camarade de bureau. C’est faux, faux ……. Osez me donner un démenti, osez prétendre que je mens, osez me traiter de menteur. Parfais, je savais à quoi m’en tenir ; il est facile d’accuser les autres du pécher de mensonge, vous mentez et vous me dites que je mens, c’est admirable, on croit qu’on rêve. Je ne mens pas, vous entendez, je ne mens jamais. Ou s’il m’arrive de mentir une fois par hasard, eh bien c’est pour rendre service, pour éviter un drame, de pieux mensonges en quelque sorte. Hein, Quoi ? Qu’est ce que vous dites ? Non parce que je trouverais étrange que l’on me reprocha ce genre de mensonge, venant de vous ce serait comique, de vous qui mentez, à moi qui ne mens jamais. Ainsi, tenez, l’autre jour je me trouvais ….
Non ce n’est pas la peine, vous ne me croiriez pas. Et puis je ne sais pas ce que vous avez tous contre le mensonge après tout. Mentir ! Mais c’est magnifique, merveilleux, mentir : imaginer un monde irréel et y faire croire, mentir ! Vous me direz la vérité à son charme aussi, d’accord. La vérité et le mensonge, les deux se valent. Peut-être que le mensonge l’emporte tout de même, bien que je ne mente jamais ; Hein ! Quoi ! J’ai menti ; Certes j’ai menti en vous disant que je mentais. Ah ! Ah ! Ah ! Ai-je menti en vous disant que je mentais ou en vous disant que je ne mentais pas ?
Moi, un menteur, au fond je ne sais plus très bien, je m’embrouille. Suis-je un menteur je vous le demande ? Je crois, je crois, que je suis plutôt un mensonge, un mensonge qui dit toujours la vérité !
Jean Cocteau