À table !
de Jean-Claude Penchenat
Un dîner dont les plats sont des mots. Des textes qui nous fondent dans la bouche et vous feront saliver.
avec des textes de Jacques Audiberti, Pierre Dac, Alexandre Vialatte, Georges Fourest, Marguerite Duras, Le Clézio, Brillat-Savarin, Muriel Barbery, Roland Barthes, Jean Cocteau, La Bruyère, Georges Perec, Alexandre Dumas, Rabelais, Henri Calet, Pierre Desproges, Francis Ponge, Serge Gainsbourg, Georges Offenbach, Desnos, Cendrars, Topor, Gustave Flaubert, Shakespeare.
Mise en espace
- Jean-Claude Penchenat
Distribution
- Inès de Beaupuis
- Flore Gandiol
- Chloé Donn
- Geneviève Rey-Penchenat
- Marie Sicard
- Daniel Carraz
- Paul Marchadier
- Jean-Claude Penchenat
- Alexis Perret
- Jean Pommier
- Damien Roussineau
Lieux
- Théâtre de l'Épée de Bois, Cartoucherie, Paris 12e
- Forum 104, Paris 6e
- Presbytère, Montreuil-sur-Epte (95)
« L’idée m’était venue d’une sorte d’impromptu autour d’un repas de famille. Les protagonistes en seraient trois sœurs et leurs descendances. Mais en fidélité aux thés littéraires et à leurs macédoines de textes, les convives arrivent chez Solange (Inès) et son fils Jean-Do (Alexis) chargés non pas de vivres mais de textes puisés dans la littérature qui célèbrent la table, ses mets et ses vins. J’écrivais donc des personnages pour une partie de l’équipe : Monique (Geneviève) et Claire (Marie Sicard) étaient les deux autres sœurs. Marco et Juju (Paul et Damien) et Eléonore (Flore) leurs enfants respectifs. Deux oncles farfelus : oncle Lawry (Jean Pommier notre doyen) et oncle Germain (moi-même), une créature de rêve chanteuse et séductrice Ursula (Chloé) et enfin un voisin mystérieux (Daniel Carraz).
Créé au Forum 104 puis repris à plusieurs reprises, à l’Epée de Bois notamment, les textes allaient joyeusement de Flaubert ou Balzac à Audiberti, Muriel Barbery, Duras, Le Clézio, et même Desproges…! Un vrai bonheur. »
Jean-Claude Penchenat
SOUVENIR OU AUTRE REPAS DE FAMILLE
Quand j’étais tout petit, nous dînions chez ma tante,
le jeudi soir ; papa la jugeait dégoûtante
à cause d’un lupus qui lui mangeait le nez :
ce m’est un souvenir si doux que ces dîners !
Après le pot-au-feu, la bonne, Marguerite,
apportait le gigot avec la pomme frite
classique et c’était bon ! je ne vous dis que ça !
Chacun jetait son os à la chienne Aïssa.
Moi, ce que j’aimais bien c’est l’andouille de Vire ;
je contemplais (ainsi que Lamartine Elvire)
sur mon assiette à fleurs les gros morceaux de lard,
et je roulais des yeux béats de papelard
et ma tante disait : « Mange donc, niguedouille !… »
Ô Seigneur, bénissez ma tante et son andouille !
extrait de La négresse blonde, Georges Fourest, 1909
UNE GOURMANDISE
La tomate, pourtant, je la connaissais depuis toujours, depuis le jardin de tante Marthe, depuis l’été qui gorge la petite excroissance chétive d’un soleil de plus en plus ardent, depuis la déchirure qu’y faisaient mes dents pour asperger ma langue d’un jus généreux, tiède et riche que la fraîcheur des réfrigérateurs, l’affront des vinaigres et la fausse noblesse de l’huile masquent en sa générosité essentielle. Sucre, eau, fruit, pulpe, liquide ou solide? La tomate crue, dévorée dans le jardin sitôt récoltée, c’est la corne d’abondance des sensations simples, une cascade qui essaime dans la bouche et en réunit tous les plaisirs. La résistance de la peau tendue, juste un peu, juste assez, le fondant des tissus, de cette liqueur pépineuse qui s’écoule au coin des lèvres et qu’on essuie sans crainte d’en tâcher ses doigts, cette petite boule charnue qui déverse en nous des torrents de nature: voilà la tomate, voilà l’aventure.
extrait de Une Gourmandise, Muriel Barbery, 2000
MANGE TA SOUPE !
Mange ta soupe. Tiens-toi droit. Mange lentement. Ne mange pas si vite. Bois en mangeant. Coupe ta viande en petits morceaux. Ne joue pas avec ton couteau. Ce n’est pas comme ça qu’on tient sa fourchette. On ne chante pas à table. Vide ton assiette. Ne te balance pas sur ta chaise. Finis ton pain. Mâche. Ne parle pas la bouche pleine. Ne mets pas tes coudes sur la table. Essuie ta bouche avant de m’embrasser…
Cette petite liste réveille une foule de souvenirs, ceux de l’enfance… C’est très longtemps après qu’on arrive à comprendre qu’un dîner peut être un véritable chef-d’œuvre.
Mange ta soupe ! (Petite lettre à la dérive), Jean Cocteau
COMMENT GARGANTUA MANGEA EN SALADE SIX PÈLERINS
Ici il est nécessaire que nous racontions ce qui advint à six pèlerins, qui venaient de Saint-Sébastien, près de Nantes, et qui pour s’abriter cette nuit, de peur des ennemis, s’étaient cachés dans le jardin sur les tiges de pois, entre les choux et les laitues. Gargantua se trouva quelque peu altéré et demanda si l’on pourrait trouver des laitues pour faire une salade et, entendant qu’il y en avait de très belles et grandes dans cette région, car elles étaient grandes comme des pruniers ou des noyers, il voulut y aller lui-même et emporta dans sa main ce que bon lui sembla. En même temps il emporta les six pèlerins, lesquels avaient si grande peur qu’ils n’osaient ni parler ni tousser.
Comme il les lavait donc d’abord dans la fontaine, les pèlerins disaient à voix basse l’un à l’autre : « Que devons-nous faire ? Nous nous noyons ici, entre ces laitues. Parlerons nous ? Mais, si nous parlons, il nous tuera comme espions. » Et, comme ils délibéraient ainsi, Gargantua les mit avec ses laitues dans un plat de la maison, grand comme la tonne de Citeaux, et, avec huile, vinaigre et sel, il les mangeait pour se rafraîchir avant de souper, et il avait déjà avalé cinq des pèlerins. Le sixième était dans le plat, caché sous une laitue, excepté son bourdon qui apparaissait au-dessus. Le voyant, Grandgousier dit à Gargantua : « Je crois que c’est là une corne d’escargot ; ne le mangez point. – Pourquoi ?, dit Gargantua. Ils sont bons tout ce mois. » Et, tirant le bourdon, il enleva en même temps le pèlerin, et il le mangeait très bien ; puis il but un horrible trait de vin pineau, et ils attendirent que l’on préparât le souper.
Gargantua, Livre I, Chapitre XXXVIII, Rabelais
QUEUE DE POISSON
En tant que fonctionnaire, Monsieur Philippe Paletot représentait ce qui se fait de plus haut. Il était quelque chose comme « haut commissaire préfectoral à la présidence générale de la Direction régionale des affaires nationales » à moins que ce ne fût « président aux Hautes Affaires nationales à la préfecture directoriale des régions ». Quadragénaire hautain et portant beau, c’était un homme de devoir et de rigueur qui avait toujours su se montrer digne du prénom dont on l’avait honoré en hommage au maréchal Pétain. Humble et réservée, pieuse et cul pincé, Madame Philippe Paletot vivait sans éclat dans l’ombre de sa sommité dont elle dorlotait la carrière à coups de soupers rupins fort courus dans la région.
Quand Monsieur Philippe Paletot fut muté à Paris pour d’encore plus hautes irresponsabilités fonctionnariales, cette femme de bien concocta un dîner d’adieu dont les huiles locales n’oublieraient pas de sitôt la succulence. On y convia deux députés, un procureur, un notaire, le directeur régional de FR3, une avocate en cour, le plus proche évêque, une harpiste Russe blanche, un général de brigade amant de l’avocate, ainsi qu’un peintre exilé de Cuba qui fumait l’évêque par pure singularité hormonale. Le gratin, pour tout dire, avec les nouilles en dessous car on pouvait apporter son conjoint…
Madame Paletot avait commandé en entrée un saumon, surgelé certes mais Norvégien, d’un mètre cinquante de long. Avant l’arrivée de ses invités, elle avait évité de justesse un drame affreux en éjectant son chat occupé à entamer la queue de ce salmonidé géant. Mais ce fut un dîner tout à fait somptueux, solennel, et chiant, bref une réussite parfaite, à un détail près : au moment de passer au fumoir Monsieur Philippe Paletot attira son épouse en un coin isolé : « Il m’a semblé, ma chère amie, que votre poisson avait comme un goût » lui murmura t-il sur un ton d’agacement qui la fit blêmir. « À moins que le Meursault que vous aviez choisi ne fût trop fruité, mon cher ! rien n’est pire pour dénaturer du saumon rose… » rétorqua-t-elle d’un ton pincé avant de rejoindre ses piliers de Lion’s club en battant des ailes pour signifier la clôture de l’incident.
La fin de la soirée fut brillante et provinciale avec des bases avortées sur la banalisation des formes de la nouvelle Alfa-Romeo, la montée de la violence et du cholestérol, le retour de James Bond à l’écran et de la quatrième à l’Assemblée, on se quitta en caquetant et en gloussant vers la minuit. C’est alors qu’en rentrant dans sa cuisine pour une brève tournée d’inspection après que la servante Ibérique eût regagné son gourbi, Madame Paletot eut le choc de sa vie : raide et l’œil vitreux, le chat gisait sur le carrelage, plus mort qu’un dimanche en famille. « Mon Dieu ! Mon Dieu ! Philippe, le petit chat est mort et il avait goûté le saumon » gémit la haute commisseuse préfecto-régionale. Le grand homme local qui en avait vu d’autres – il avait réchappé d’un cancer du trou par la seule force de la prière – exhorta son épouse au calme et appela le CHU voisin. L’interne de garde convainc qu’il fallait intervenir de toute urgence car tout laissait à penser que le poisson qui avait tué le chat n’épargnerait pas les soupeurs à brève échéance. Trois ambulances hurleuses zébrant la nuit de leurs gyrophares bleus s’en furent quérir en leur logis respectifs les convives sur le point de se coucher les uns sur, sous ou sans les autres, et qui poussèrent des cris effroyables en se sachant au bord de finir aussi sottement leur passionnante existence par la faute de quelque surgeleur, dégeleur qui allait voir ce qu’il allait voir si jamais on en réchappait.
« Lavage d’estomac pour tout le monde ! » ordonna le médecin.
Et voici, dégradante image de fin du beau monde, voici tous ces bourgeois distingués en nuisettes et pyjamas fripés, odieusement tuyautés et gargouilleux, humiliés dans la chaude puanteur exhalée de leurs ventres mous, horriblement honteux de se faire ainsi entuber en public. On les garda en observation : rien, sinon la nuit, ne se passa. Le lendemain à dix heures, on les autorisa prudemment à réintégrer leurs pénates, à condition de n’en pas bouger et de se tenir à la disposition des médecins à la moindre alerte.
« Bonyour Madame Palto ! Vou javé dou avoir dé la peine pour lé pétit chat, non ? » demanda la servante Ibérique en prenant son service. Et devant la mine ahurie de sa patronne : « Si ! quand yé ou fini dé débarrajer la cuichine, lé pétit chat, loui l’avait foutou lé camp, yé bit bit fait lé tour dou yardin, loui pas la. Yé bit bit régardé dans la roue : Santa Maria ! lé pétit chat l’était écrajé par oune boitoure qué l’abait complètament écrabouillé… mâ comme l’était pas abîmé, yé lé rapporté lé pétit chat dans la cuijine et pouis moi, yé pas voulou déranjer la Madame et lé dîner dé la Madame. Alors yé chui rétournée dans ma maijon… »…
Queue de Poisson (Chroniques de la haine ordinaire), Pierre Desproges, 1986
REPAS
Le miel de l’anchois je l’étalerai
sur cet angle auguste au camail fourré
De nids de ton corps la mousse
demande
la noire sapote et, douce l’amande
En belles belons, décloses clovisses
je vais te fournir le tournant des cuisses
Mangeons… mais j’ai peur… j’ai peur que sur ton
cœur bronche la dent du triste glouton.
Bois notre blanche fontaine
fille pleine de suçons
avant de passer trentaine
et d’oublier les garçons
La fille avec le jeune homme
chaud chaud qu’ils fassent les fous
demain soir la mort consomme
les tétons et les genoux.
extrait de Race des hommes, Jacques Audiberti, 1937